25 ans à soigner des blessures invisibles


25 ans à soigner des blessures invisibles

Lisa-Marie Gervais

Le Devoir, 14 novembre 2018

Après 25 ans à aider les immigrants traumatisés, le Réseau d’intervention auprès des personnes ayant subi la violence organisée (RIVO-résilience) demande à son tour un peu d’aide du public pour pouvoir continuer à fournir des services essentiels : soigner les blessures invisibles.

« L’autre jour, j’étais dans la rue, ici, et j’ai entendu comme un bruit sourd près du métro. Pour moi, c’était évident, une bombe venait d’exploser. Je m’attendais à voir l’armée, des gens évacués et les secours arriver. C’était tellement irrationnel. »

Pour Sara (nom fictif), une Syrienne d’origine qui est venue au Québec comme réfugiée il y a quelques années, il ne suffit parfois que d’un bruit pour réveiller ses traumatismes liés à la guerre qu’elle a fuie. Ce bruit des balles et des bombes auquel elle s’est finalement habituée, comme s’il lui a fallu banaliser l’horreur pour pouvoir survivre.

Après que l’école où elle travaillait eut été bombardée, elle passait ses journées dans des cafés à parler avec des amis et à fumer la chicha, hors de sa maison sans électricité ni chauffage. Sa mère lui disait de rentrer tôt pour sa sécurité, mais cela n’aurait pas empêché les bombes de tomber. « Tu t’endors chaque soir et quand tu te réveilles le jour d’après, tu te dis : “Bon, je suis encore en vie.” »

Cette peur refoulée a finalement pris la forme d’une fuite en avant alors qu’elle était convaincue qu’elle allait pouvoir laisser tous ses cauchemars derrière elle en demandant l’asile au Canada grâce à un parrainage de membres de sa famille. À son arrivée, elle s’est rapidement impliquée dans un projet pour aider ses compatriotes syriens à s’installer.

« Je ne pouvais soudainement plus continuer à être une réfugiée. J’étais devenue la personne qui devait les aider », raconte la jeune femme dans un français impeccable. Une échappatoire temporaire. Car tout finit toujours par nous rattraper, a-t-elle vite constaté.

Une thérapie salvatrice

« J’ai été comme déchirée en deux. Il y avait la [Sara] qui vit et celle qui survit. Et le seul moment où je pouvais me permettre d’être celle qui survit, c’était pendant ma thérapie. »

Sa thérapie ? Elle l’a suivie auprès de l’un des quarante psychothérapeutes du RIVO-résilience. La santé mentale n’était pas un tabou pour elle, contrairement à plusieurs immigrants et réfugiés. « Je me suis dit, si je peux me permettre de prendre soin de moi, ne serait-ce qu’une heure par semaine, pourquoi pas ? »

Si Sara confie être venue trouver un espace pour reconnecter avec elle-même, d’autres font appel aux services du RIVO parce qu’ils ne sont tout simplement plus capables de fonctionner.

« J’ai déjà reçu une femme avant son audience pour sa demande d’asile. En me déballant toute son histoire, elle s’est retrouvée étendue par terre en me répétant qu’elle n’était pas une bonne personne, que sa famille l’avait reniée. Ça m’a pris une heure pour la faire asseoir, puis lever debout », raconte Véronique Harvey, détentrice d’une maîtrise en travail social clinique et intervenante au RIVO depuis dix ans.

S’il est difficile de convaincre une personne en détresse, au statut précaire et venant d’une autre culture de recevoir de l’aide psychologique, les demandes de psychothérapies sont néanmoins à la hausse au RIVO, étant passées d’environ 260 l’an dernier à près de 500 cette année. En 2010, jusqu’à 700 personnes avaient demandé de l’aide.

À qui ça s’adresse ?

Parmi ces personnes en détresse, on trouve un peu plus de femmes (60 %) que d’hommes (40 %) — peu d’enfants et de personnes âgées — dont la plupart viennent ces jours-ci du Moyen-Orient et de l’Afrique. Elles ont le plus souvent vécu un choc post-traumatique découlant d’épisodes de violence organisée liés notamment à un emprisonnement, une guerre, de la torture, des abus physiques et sexuels, des mariages forcés ou encore des persécutions basées sur l’orientation sexuelle.

La plupart sont des demandeurs d’asile, dont certains se sont fait refuser leur résidence permanente « et ont pour plan B le suicide », observe Mme Harvey.

« Ils sont épuisés, ne dorment plus, ont des attaques de panique et le plan de sauter du haut du 20e étage ou de se lancer devant la rame de métro. Ils finissent par nous donner une chance et viennent nous voir parce qu’ils n’ont plus le choix », explique-t-elle. « Il y a souvent quelque chose de spécial qui se passe dans la première rencontre. Un lien de confiance qui s’installe, un contact humain. »

Financement précaire

L’un des seuls à offrir cette aide psychologique, le RIVO est un organisme communautaire non institutionnel, et c’est très bien ainsi, parce qu’il effraie moins et qu’il est plus « adaptable », croit Véronique Harvey.

Toutefois, ne pouvant plus bénéficier du Fonds spécial des victimes de torture des Nations unies, il survit grâce à des sommes provenant d’un généreux donateur anonyme, de fondations privées et des deux paliers de gouvernement.

Récemment, un financement de Bell cause pour la cause a été accordé pour aider le RIVO à étendre son expertise en région, et un souper-bénéfice le 22 novembre prochain, où Bïa et Alexandre Désilets chanteront Léo Ferré, servira à amasser des fonds. Car, malgré tous les besoins physiques et matériels à combler pour un nouvel arrivant, c’est la santé mentale qui est au cœur de l’intégration.

https://www.canadahelps.org/fr/organismesdebienfaisance/rivo/events/benefit-gala-from-surviving-to-living/

« Ces gens-là sont pleins de résilience et ils sont reconnaissants envers les Canadiens à qui ils veulent redonner. Mais ils ne le pourront pas s’ils n’ont pas tous les outils pour s’en sortir », conclut-elle.

Article source :

https://www.ledevoir.com/societe/541293/25-ans-a-soigner-des-blessures-invisibles

Stephan Reichhold – Directeur général

Table de concertation des organismes au service des personnes réfugiées et immigrantes (TCRI)

518, Beaubien Est, Montréal (Québec),  H2S 1S5,  Canada

reichhold@tcri.qc.ca

Tél. 514 2726060 poste 1

www.tcri.qc.ca

 

Le Nobel de la paix au médecin Denis Mukwege et à la militante yézidie Nadia Murad


Le prix Nobel de la paix a été attribué vendredi au médecin congolais Denis Mukwege et à la Yazidie Nadia Murad, ex-esclave du groupe État islamique, qui œuvrent à « mettre fin à l’emploi des violences sexuelles en tant qu’arme de guerre ».

L’un gynécologue, l’autre victime, Denis Mukwege (63 ans) et Nadia Murad (25 ans) incarnent une cause planétaire qui dépasse le cadre des seuls conflits, comme en témoigne le raz-de-marée planétaire #MeToo déclenché il y a un an par des révélations de la presse sur le comportement du producteur américain Harvey Weinstein.

« Denis Mukwege et Nadia Murad ont tous les deux risqué personnellement leur vie en luttant courageusement contre les crimes de guerre et en demandant justice pour les victimes », a déclaré la présidente du comité Nobel, Berit Reiss-Andersen.

« Un monde plus pacifique ne peut advenir que si les femmes, leur sécurité et droits fondamentaux sont reconnus et préservés en temps de guerre », a-t-elle ajouté.

Les Nations unies ont salué une annonce « fantastique » qui « aidera à faire avancer le combat contre les violences sexuelles comme arme de guerre dans les conflits ».

« C’est une cause chère aux Nations unies », a précisé la porte-parole de l’ONU à Genève, Alessandra Vellucci.

L’homme qui répare les femmes

Travailler sans relâche et ne jamais se résigner à l’horreur. Le Dr Denis Mukwege « répare » depuis des années les femmes violées victimes des guerres oubliées dans l’est de la RDC.

À deux mois et demi d’élections cruciales dans ce pays meurtri d’Afrique, les jurés du prix Nobel ont aussi récompensé une voix parmi les plus sévères envers le régime du président Joseph Kabila, davantage entendue à l’étranger qu’au pays.

« L’homme cesse d’être homme lorsqu’il ne sait plus donner l’amour et ne sait plus donner l’espoir aux autres », déclarait-il en 2015 au personnel de l’hôpital de Panzi qu’il dirige à Bukavu, capitale de la province du Sud-Kivu.

Par son combat pour la dignité des femmes du Kivu, il est aussi de fait le porte-parole des millions de civils menacés par les exactions des groupes armés ou des grands délinquants du Kivu, région riche en coltan.

Lui-même dans le viseur, il échappe de peu un soir d’octobre 2012 à une tentative d’attentat. Après un court exil en Europe, il rentre en janvier 2013 à Bukavu.

Entre deux voyages à l’étranger, comme cette année en Irak pour lutter contre la stigmatisation des femmes violées yézidies, le docteur Mukwege vit sous la protection permanente de soldats de la Mission des Nations unies au Congo (MONUSCO).

« C’est un homme droit, juste et intègre, mais intraitable avec la médiocrité » qui veut faire de Panzi un pôle de référence « aux normes internationalement reconnues », dit de lui le Dr Levi Luhiriri, médecin de l’hôpital. Sa fondation est largement soutenue par l’Union européenne.

Déjà récompensé en Europe, aux États-Unis et en Asie pour son action, ce colosse débordant d’énergie à la voix grave et douce a lancé en 2014 un mouvement féministe masculin, V-Men Congo.

Il prête son image à une campagne mondiale incitant les grandes multinationales à contrôler leurs chaînes d’approvisionnement pour s’assurer qu’elles n’achètent pas des « minerais du sang », qui contribuent à alimenter la violence dans l’est du Congo.

De l’esclavage au Nobel

À 25 ans, Nadia Murad a survécu aux pires heures traversées par son peuple, les yézidis d’Irak, jusqu’à en devenir une porte-parole respectée et à décrocher le Nobel de la paix.

Cette jeune fille au visage fin et pâle encadré par de longs cheveux bruns aurait pu couler des jours tranquilles dans son village de Kosho, près du bastion yézidi de Sinjar, une zone montagneuse coincée aux confins de l’Irak et de la Syrie.

Mais la percée fulgurante des jihadistes du groupe armé État islamique (EI), en 2014, en a décidé autrement.

Un jour d’août, sur des pick-up surmontés de leur drapeau noir, ils ont fait irruption, tué des hommes, transformé en enfants-soldats les plus jeunes et condamné des milliers de femmes aux travaux forcés et à l’esclavagisme sexuel.

Aujourd’hui encore, Nadia Murad – comme son amie Lamia Haji Bachar, avec laquelle elle obtenait en 2016 le prix Sakharov du Parlement européen – n’a de cesse de répéter que plus de 3000 yézidies sont toujours portées disparues, probablement encore captives.

Les djihadistes ont voulu « prendre notre honneur mais ils ont perdu leur honneur », affirmait aux eurodéputés européens celle qui a été nommée « Ambassadrice de l’ONU pour la dignité des victimes du trafic d’êtres humains ».

C’est depuis l’Allemagne, pays où elle a rejoint sa soeur, que Mme Murad mène « le combat de [son] peuple », selon ses mots : faire reconnaître les persécutions commises en 2014 comme un génocide.

Une semaine de récompenses

L’an dernier, c’était la Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires (ICAN) qui l’avait emporté.

Après le prix de la paix, le seul décerné à Oslo, celui d’économie donnera lundi à Stockholm le clap de fin à la saison Nobel.

La médecine a ouvert le bal des Nobel 2018, lundi, avec le sacre d’un duo de chercheurs nippo-américain, James Allison et Tasuku Honjo, honorés pour leurs travaux sur la capacité du corps à se défendre contre les cancers virulents comme le cancer du poumon et le mélanome.

Le prix de physique est allé mardi au Français Gérard Mourou et à son étudiante canadienne Donna Strickland, ainsi qu’à l’Américain Arthur Ashkin, pour avoir révolutionné la technique des lasers, utilisés notamment aujourd’hui dans l’étude de l’infiniment petit et la chirurgie de l’oeil.

Mercredi, ce sont deux Américains, Frances Arnold et George Smith, et un Britannique, Gregory Winter, qui ont remporté le Nobel de chimie pour avoir modifié les propriétés des enzymes à des fins thérapeutiques et industrielles en s’inspirant des principes de l’évolution et de la sélection naturelle.

Les Nobel, qui consistent en une médaille d’or, un diplôme et un chèque de 9 millions de couronnes suédoises (environ 1,3 million de dollars canadiens), seront formellement remis à Oslo et Stockholm le 10 décembre, date anniversaire de la mort de leur fondateur Alfred Nobel (1833-1896).

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Prix Nobel de la Paix 2018